La première nouvelle intitulée « L’artiste » a beaucoup plus à nos lectrices et lecteurs. Il est vrai que Romain Goldron, pianiste de talent et écrivain d’une culture exceptionnelle fut admirablement placé pour évoquer avec parfois cruauté, souvent avec ironie et presque toujours avec tendresse les coulisses de la création artistique. C’est un portrait exceptionnel intitulé « La beauté d’Hélène » que nous vous proposons maintenant en plusieurs épisodes. La mise en images ou en sons a été assumée par la rédaction. La rédaction
Mes tournées de concerts me ramenaient fréquemment à Bâle où dès mes débuts, public et critiques m’ont toujours accueilli avec une chaleur particulière. Je m’y fis, en peu de temps, des amis fidèles. Héritière d’une riche tradition humaniste, l’élite bâloise reste généreusement ouverte à toutes les manifestations de l’esprit et de l’art. On y est aussi féru de peinture que de musique. C’est à Bâle que je fis la connaissance, chez des amis très chers, du célèbre peintre K. Il avait à cette époque largement dépassé ses soixante-dix ans. Je savais que sa jeunesse s’était écoulée à Vienne, mais qu’il était né à Prague dont il était un authentique enfant. Ce détail, comme d’autres traits de sa personnalité, aurait dû éveiller ma méfiance.
Ville des alchimistes et des kabbalistes, ville du golem et des sciences maudites, la vieille Prague continue de marquer de son sceau occulte beaucoup de ses artistes et de ses penseurs.
Le peintre K. avait joué un rôle important dans le mouvement expressionniste.
Sans connaître l’homme, j’admirais depuis longtemps son art, sans me douter qu’il jouerait dans ma vie un rôle aussi dramatique.
K. était d’une taille moyenne. Avec ses cheveux blancs coupés en brosse, son visage coloré comme taillé à coups de serpe dans du bois, ses oreilles, qu’il avait grandes, légèrement décollées, il n’était certes pas beau et pourtant il émanait de sa personne une impression de force spirituelle qui empêchait de le trouver laid. Son regard, surtout, était fascinant et l’on comprenait aussitôt que là résidait le secret de son art. Point n’était nécessaire d’être un observateur particulièrement perspicace pour se rendre compte que K. voyait davantage que nous autres. Le personnage m’attirait et m’inquiétait tout à la fois. Sa conversation brillante révélait une culture profonde et originale ; mais il y avait par moment dans son sourire je ne sais quoi de méphistophélique qui m’incitait à me tenir sur la défensive.
— Vous êtes un pianiste très doué, me dit-il le premier soir où nous fûmes présentés l’un à l’autre par nos amis communs.
Puis, m’entraînant à la bibliothèque où il n’y avait personne, il ajouta :
— Vous interprétez remarquablement Brahms.
Mais vous n’avez pas osé leur jouer Beethoven exactement comme vous le sentiez, hem ? Vous avez eu peur de les choquer, ces chers bourgeois humanistes, pas vrai ? Vous n’avez pas eu le courage de leur asséner le coup de massue beethovénien, est-ce que je me trompe ?
Il eut son sourire méphistophélique.
— Le vieux Holbein, pourtant, n’a pas craint de leur peindre le Christ le plus terriblement blasphématoire de son temps… Et qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Ils lui ont donné la place d’honneur dans leur musée… Il faut oser, il faut toujours dire tout ce qu’on a dans le ventre, sans égard, vous comprenez, sans égard pour personne. « Ils » renâclent d’abord, c’est entendu, mais ensuite ils courbent l’échine et reviennent, parce que la vérité triomphe toujours, tôt ou tard, même si elle blesse, même si elle commence par provoquer la révolte et la haine…
Quand je pense à cette première conversation, je me dis qu’elle eût dû être un avertissement, et me mettre en garde. Mais comment imaginer que ces paroles, j’allais avoir à les vérifier cruellement ? Savait-il déjà ? Lisait-il en moi ?
Nous fûmes interrompus par la maîtresse de maison et nous n’eûmes pas d’autre occasion de tête-à-tête ce soir-là. Rentré fort tard à mon hôtel, je fus long, en dépit de ma fatigue, à trouver le sommeil. Je revoyais le sourire un peu inquiétant de K. et je l’entendais me dire qu’il faut oser et toujours dire ce qu’on a dans le ventre, sans aucun égard. Sa critique de mon exécution de Beethoven était-elle fondée ? Au premier abord, je m’étais intérieurement rebiffé, mais plus j’y réfléchissais, plus j’étais porté à lui donner raison. N’avais-je pas édulcoré tel accent, affaibli telle affirmation péremptoire du Vieux Sourd au mufle de lion dans le dessein inconscient de ne pas heurter le bon goût d’un public cultivé, d’un public d’élite qu’il ne convenait pas de malmener trop rudement ? Ce que je ne m’étais pas avoué à moi-même, K. l’avait senti du premier coup et il ne s’était pas gêné de me le dire à peine avions- nous été présentés. Peu lui importait de m’être agréable ou non, il savait bien que ses paroles me feraient réfléchir.
Pour lui, c’était l’essentiel. Et là aussi résidait le secret de son art de peintre et de portraitiste : une sincérité terrible, sans égard pour votre rang, votre fortune ou votre âge. Combien de modèles avait-il dû blesser par ses visions souvent brutales, ses mises à nu cruelles ? Beaucoup d’anecdotes couraient à ce sujet et l’on citait les noms de telle femme du monde bien connue ou de tel banquier célèbre qui avaient refusé d’honorer le peintre et de se reconnaître dans les portraits qu’il avait brossé d’eux, avec une liberté extraordinaire.
Deux ans passèrent sans que j’eusse l’occasion ni de revenir à Bâle… ni de revoir K.
J’avais oublié d’autant plus facilement le sourire méphistophélique du peintre que j’avais bien d’autres préoccupations : je m’étais marié et mon bonheur d’époux comblé me faisait tout oublier.
La première fois que j’avais rencontré Hélène, au festival de M., j’avais eu immédiatement le coup de foudre. Dieu sait que je m’étais toujours moqué de ces brusques illuminations amoureuses qui vous font s’écrier devant une inconnue : celle-ci ou aucune ! J’avais abjuré mon scepticisme d’un seul coup, d’une minute à l’autre. Hélène serait à moi, ou je resterai vieux garçon. C’était irraisonné mais indiscutable. La beauté d’Hélène m’avait ébloui, le charme e d’Hélène m’avait aveuglé, le monde entier me semblait chanter les mérites d’Hélène, les plus hauts délices de l’amour avaient nom Hélène. Elle incarnait l’amour, le bonheur, la vie, le ciel, la terre et les étoiles. J’étais devenu fou d’Hélène d’un instant à l’autre. Un échange de regards, et l’univers avait chaviré sur son axe.
Je crois n’avoir jamais mieux joué qu’à cette époque. Tout allegro était un élan qui me portait vers Hélène, tout adagio une méditation sur le bonheur ou le malheur d’être en sa présence ou séparé d’elle. Les critiques ne s’y trompèrent pas, qui vantèrent unanimement l’élan passionné de mon jeu. Seule, sans doute, la principale intéressée n’entendit-elle aucune différence dans ma façon d’interpréter.
Mais cela, c’est maintenant seulement que j’ai l’honnêteté de le reconnaître, à cause de K. A l’époque, j’étais aveuglé et je m’aveuglais avec délices. Quand je jouais pour elle seule, avec une fougue sans pareille, avec un bonheur d’expression qui montait du plus profond de mes entrailles et qui dans un récital m’aurait valu des ovations sans fin, les hurlements de joie des fanatiques de mon art, je m’attendais à la trouver bouleversée, j’attendais d’elle… je ne sais pas au juste quoi. Une pression de main, mais donnée d’une certaine façon, aurait suffi, ou bien une gravité soudaine au fond de son regard amoureux. Hélène m’embrassait tendrement, me disait que j’avais merveilleusement joué. Mais son ton de voix manquait de cette vibration intérieure qui aurait seule donné un sens à ses gentils compliments. Je le répète, je fais ces constatations rétrospectivement. Elle était si belle, elle avait un charme si suave que ses baisers m’ôtaient tout discernement et que je me laissais merveilleusement tromper par la douceur des bras nus qui s’accrochaient à mon cou et sur lesquels c’était une telle extase de poser mes lèvres.
Nous étions mariés depuis plus d’un an lorsque mes engagements me ramenèrent sur les bords du Rhin. Nous fûmes naturellement invités chez mes amis, impatients de connaître ma femme. Hélène y fit sensation. Son charme lui gagna tous les cœurs. Le peintre K. était souvent des nôtres. Il venait de remporter un succès considérable à l’occasion d’une importante exposition organisée au musée de la ville, honneur très rare et qu’on ne faisait qu’aux plus grands. Ma femme lui fut présentée et je sais qu’il lui fit l’amitié de l’inviter à visiter son exposition, avec quelques amis, en privé, à une heure où elle était fermée au public. J’avais une répétition avec l’orchestre symphonique de Strasbourg, ce jour-là, et je ne revins à Bâle que dans la soirée.
— Votre femme est enthousiasmée par la peinture de K., m’annoncèrent mes amis. Vous devriez bien lui demander de faire son portrait.
à suivre …
Retrouvez les 4 épisodes de la 1ère nouvelle de Romain Goldron, “L’artiste”