Si vous avez manqué l’épisode 1, le voici :
— Quand je n’y serai plus, songeait-il avec un reste d’espoir, qui sait, il n’aura pas le cœur de vendre la boutique… Alors il abandonnera ce maudit instrument. Ces passions-là, ça vous lâche aussi brusquement que ça vous prend. Comme il n’est pas bête, il aura vite le métier dans les doigts. En attendant, que de temps perdu !
L’espoir du vieux ne s’était pas réalisé. Joseph avait vendu, sans hésitation, sans regret.
— Ça me fera un petit capital, se disait-il, ce n’est pas à dédaigner, surtout dans la saison froide. Et puis, je pourrai m’acheter un nouvel accordéon.
C’était son rêve, un bel instrument moderne, chromatique, puissant, muni de toutes les innovations récentes.
Il avait gardé une chambre mansardée dans les combles de l’immeuble où il était né. Il dépensait peu. Ses goûts étaient modestes. Il n’avait pas de vices coûteux. L’accordéon l’accaparait à tel point qu’il ne songeait ni aux femmes ni à l’alcool. Un verre de rouge par-ci par-là, quand il se produisait dans les bistrots, les jours de pluie, ou l’hiver. Un peu de tabac. C’est tout.
C’était samedi. Il jouait, il s’enivrait de sonorités et il enivrait la rue. N’était la hâte que montrait le soir à s’infiltrer entre les maisons, on eût pu se croire encore en été, tant l’air restait tiède.
Il rabâchait un air à la mode, une mélodie langoureuse pour laquelle des vieilles filles le gratifiaient d’un sourire. Les jeunes femmes, les élégantes et les moins élégantes, ne lui adressaient pas un clin d’œil ; mais Joseph sentait qu’elles brûlaient d’envie d’esquisser un pas de danse, et ce désir qu’il éveillait en elles valait toutes les œillades. Les hommes ne restaient pas indifférents. Joseph savait qu’ils songeaient aux vacances écoulées, à des plages au sable brûlant hantées de nymphes en bikini. Au son de ce même air, il n’était pas difficile de le deviner, ils avaient dansé, à Rimini ou à Viareggio, avec des néréides aux yeux noirs et aux lèvres gourmandes.
Joseph lisait cela dans les démarches, dans un geste de la tête, l’hésitation d’un pas. Pour la dixième fois, il reprenait le refrain, tout entier concentré dans les accords qui s’échappaient de son instrument et montaient jusqu’au faîte des maisons inégales, vers cette bande de ciel où s’insinuaient les premières ombres du soir fraîchissant.
Ce n’est que lorsqu’elles eurent gagné la rue et qu’il se mit à souffler un petit vent aigrelet que Joseph se rappela l’invitation de Séraphine. Irait-il ? N’irait-il pas ?
Séraphine était la fille de Glissando, le harpiste aveugle. Joseph s’était toujours bien entendu avec Glissando ; et même, en confrère courtois, il lui était souvent arrivé de rendre au pauvre infirme de menus services, comme de l’aider à remettre en état son instrument fatigué qui accusait d’inquiétants symptômes d’aphonie. Glissando ne cachait pas l’angoisse que lui causait l’état de sa harpe.
— Quand elle sera muette comme je suis aveugle, qu’est- ce qu’on deviendra, Séraphine et moi ?
— T’en fais pas, Glissando, tu iras jouer dans la cour de l’hospice des sourds-muets, et personne ne s’en apercevra.
Ils riaient.
Il y avait longtemps que Glissando était veuf. Aussi loin que remontaient les souvenirs de Joseph, il n’avait jamais rencontré le harpiste qu’accompagné de Séraphine. Elle le tenait par le bras, le guidait, lui signalait les obstacles, l’entraînait à travers la foule, le pilotait dans les carrefours dangereux. On ne les voyait jamais l’un sans l’autre, lui, précocement vieilli, le cheveu fin et déjà grisonnant, une cravate Lavallière usée nouée autour du cou, silhouette mince et fragile ; elle, ses cheveux blonds flottant dans le dos, pas jolie mais pas laide non plus, le teint hâlé comme une bohémienne. Glissando lui avait appris à chanter deux ou trois romances et il l’accompagnait à la harpe. Ce furent leurs meilleures années. Une harpe, un aveugle et une fillette blonde qui chante, tous les éléments propres à émouvoir la sensibilité des passants ne se trouvaient-ils pas idéalement réunis ? Puis Séraphine grandit. L’enfant avait été touchante. La jeune fille passa inaperçue, avec ses bras trop maigres, son corsage plat, son visage trop anguleux. Il aurait fallu, pour continuer d’attirer l’attention, que sa voix fut belle. Une petite fille qui chante est toujours attendrissante. Une jeune fille quelconque qui fait entendre une voix sans éclat, terne et même pas très juste, c’est simplement ridicule. Séraphine ne lut plus dans les regards qu’in- différence, pitié, ou moquerie. Cela Glissando ne le voyait pas. Mais il devait bien constater que les recettes baissaient et même l’amour paternel ne pouvait, à la longue, l’illusionner sur le talent de sa fille.
Un jour, il s’en ouvrit à Joseph. On discuta longtemps. Joseph proposa à Séraphine d’apprendre le violon. Le violon, pensait-il, va bien à une femme et il s’accorde on ne peut mieux à la harpe. Joseph se démena et finit par trouver un amateur qui avait autrefois raclé du violon et consentait, par pure générosité, à apprendre le rudiment à Séraphine et à lui prêter, en attendant, son instrument. Ce fut un désastre. Séraphine, visiblement, n’avait pas l’oreille, n’était pas douée.
A suivre…