Notre spécialiste ès art nous livre son quatrième épisode.Ludo Chauviac – qui va devenir un peintre provençal célèbre – tombe sous les charmes de Mathilde Frances, une peintre parisienne de 10 ans son aînée. Bien que peu d’informations détaillées soient disponibles sur la vie personnelle de cette femme peintre, ses œuvres ont été reconnues et mises aux enchères à plusieurs reprises. Décédée en 1964, elle a laissé derrière elle un héritage artistique qui continue d’être apprécié par les amateurs d’art. Elle confie un mystérieux tableau à Ludo (pour les intimes), œuvre qui soulève plein d’interrogations. La rédaction
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Sur les quais de Palavas, j’attends le retour des pêcheurs. Je suis prêt avec mon chevalet et mon attirail de peinture. Le soleil commence à peine à pointer son nez et à réchauffer l’atmosphère. Le ciel est d’un bleu turquoise. Je mélange du bleu outremer avec du blanc de titane que je dépose avec agilité sur ma toile pour retranscrire ce magnifique ciel. Je n’oublie pas d’y intégrer une touche de jaune et de rouge. Le ciel n’est pas d’un bleu uniforme. Mes gestes sont sûrs et rapides. Ce soleil réchauffe mon corps et mon esprit. J’aime la blancheur des maisons, les ciels très bleus et le corps des femmes dorée par l’astre du jour.
Cela me change de la semaine dernière où j’étais à Paris pour rendre visite à madame Bertaud.
Ah ! Madame Bertaux ! C’est un sacré petit bout de femme. Grâce à elle, j’ai rencontré Mathilde Francès. Ma Mathilde ! Quel sourire coquin !
10 ans nous séparent. J’ai toujours préféré les femmes plus mûres que moi. J’ai dit à Mathilde qu’il ne fallait pas qu’elle reste dans cette atmosphère grisâtre parisienne. C’est une ville trop triste pour elle. Déjà qu’elle a tendance à être triste avec tous ces décès familiaux. Elle n’a pas eu de chance. Elle était encore jeune quand son père est parti rejoindre les cieux. L’artiste Lina Bill (1855-1936) l’éleva avec son amour passionnel pour la peinture provençale.
C’est cet amour pour la Méditerranée qui nous a d’ailleurs rapproché.
Une légère brise caresse ma joue. J’ai l’impression qu’il s’agit de la main douce et fraîche de Mathilde. Je l’imagine à mes côtés devant cet horizon infini rêvant d’un avenir meilleur. Elle me manque. Je souffre de cette solitude de peintre. Je replie à la hâte toutes mes affaires, car le vent vient de se lever. D’un pas décidé, je me dirige vers le café de mon ami Mario.
– Bonjour Mario ! Tu vas bien ?
– Bof. J’ai passé une mauvaise nuit. Ça te dit d’exposer dans mon café ?
– Oh oui, avec plaisir ! Moi non plus je n’ai pas bien dormi. Je ne sais pas à qui me confier.
– Mais, mon ami, depuis le temps que nous nous connaissons, tu peux me faire confiance.
– Il y a un secret qui me hante… Tu connais Mathilde Frances ? L’élève de Jean Paul Laurens… Elle possède un atelier proche du Lycée de jeunes filles La Merci, à Montpellier. J’ai fait sa connaissance à Paris dans l’atelier de madame Bertaux. Bon, je l’avoue. Nous avons un peu flirté. Avant de la quitter, elle m’a confié un mystérieux tableau. Il est assez grand de taille et avec des couleurs à tons rompus.
– Comment a-t-elle eu ce tableau ?
– Il appartenait à la veuve du peintre Émile Loubon
Je n’ose pas lui dire que depuis que je l’ai accroché au mur de ma chambre, le regard des personnages me hante. N’importe où je me situe dans la pièce, les regards de ces deux hommes me suivent. Mais qui sont-ils ?
Mathilde m’a fait promettre de mettre à l’abri ce tableau. Je me demande bien pourquoi. Cette toile dissimule un secret. Mais lequel ?
Mon ami Mario se propose de mener l’enquête avec moi. Nous voilà muni d’une simple loupe pour décortiquer cette œuvre. Avec un bout d’allumette et du coton, nous commençons à nettoyer la toile. Elle représente deux personnes qui nous observent. Que veulent-ils nous dire ? L’un porte un chapeau ou coiffe, une barbe et un nœud papillon rouge. Rouge pour attirer l’œil, peut-être ? Le rouge est le symbole de la passion, de l’amour, mais aussi de l’élégance, du gout raffiné. Cette couleur peut aussi évoquer le danger, l’interdiction et les sentiments. C’est une couleur qui attire et qui peut être associé aux chefs ou meneurs. Bref ! Que d’interprétations possibles ! L’autre personnage est plus jeune. Il est affublé d’une barbe un peu orientale. Il est un peu négligé, plus rondouillard et basané. Nous passons des heures à analyser cette toile.
Notre enquête ne débouche sur rien, à part un état des lieux succinct. Nous avons simplement reconnu un seul personnage : Émile Loubon avec sa coiffe.
Au dos de la toile, nous découvrons d’étranges inscriptions et dessins. Il se fait tard, et je décide de consigner tous les détails relevés dans un petit carnet noir avec des rayures blanches qui me rappelle le zèbre que j’ai vu hier au zoo de Montpellier avec mon ami Mario.
Quelques jours plus tard…
Je viens d’apprendre la mort de Jean Jaurès. Une drôle d’atmosphère plane dans notre pays. Ça ne présage rien de bon.
Et ce silence de Mathilde. Que fait-t-elle à Paris ? Nous passons toute la soirée à boire du vin avec mon ami Mario. Je suis resté avec lui jusqu’à la fermeture de son café intitulé “restaurant la Jungle”. Je m’inquiète pour Mathilde. C’est à Montmartre que Jean Jaurès a été assassiné, au Café du Croissant. Le journal l’Humanité est en deuil. Mais ça ne sert à rien de s’inquiéter.
Je fais régulièrement des allers-retours entre Palavas et Paris pour mon travail artistique, mais aussi pour toi. Tu as déserté ton atelier montpelliérain pour régler des affaires à Paris.
L’autre jour, quand je t’ai vue. J’ai été surpris et j’ai encore ton image dans ma tête. Tu as franchi le pas ! Tu as osé te couper les cheveux à la garçonne comme la peintre, Tamara Lempicka. J’ai pouffé de rire. Mais tu es devenue triste. Que se passe -t-il ? Tu n’as pas fini de résoudre ta situation parisienne ? Et que me caches tu ?
La lumière méditerranéenne de Palavas, t’inciterait à ôter tes vêtements sombres pour t’exposer au soleil. Ainsi, tu oublierais tous tes soucis et secrets.
Cette année de 1914 est maudite !
Je me sens bien à Palavas. Ma maison que j’ai construite est confortable. Mon atelier se situe à l’étage pour avoir vu sur la mer et cet horizon infini.
L’air est frais ce matin. Je n’entends pas les oiseaux qui viennent comme d’habitude dans mon petit jardin. Ce n’est pas grave ; je descends les escaliers respirant l’air frais. Je m’avance dans l’allée et ouvre le portillon. J’aperçois au sol le journal et le ramasse. Je lis les gros titres : assassinat de l’archiduc Ferdinand le 28 juin 1914 par un jeune nationaliste serbe, originaire de Bosnie.
La guerre éclate ! J’ai des frissons. Mathilde devrait vite me rejoindre dans le Sud. Je pourrai mieux la protéger.
Le lendemain, je prends le train pour Paris. Arrivé et pressé de revoir Mathilde, je déambule dans les rues. Il fait nuit. Au détour d’une ruelle sombre, je reçois un coup derrière la tête.
À mon réveil, abasourdi, je croise le regard d’une prostituée qui me crie après. On dirait du Russe. C’est peut-être une injure. Il se fait tard et je suis épuisé. Je rentre d’un pas pressé dans mon atelier parisien : mon petit nid douillet, ma garçonnière.
– Ouf ! Paris, ce n’est pas le calme de Palavas !
Je mets ma main dans la poche de ma veste et surprise ! Je ne trouve plus mon carnet noir à rayures blanches.
– Nom de nom !
Peut-être qu’après une nuit de repos, je vais le retrouver. Il y avait toutes mes notes et analyse du mystérieux tableau… c’est bizarre ! Cette disparition ne présage rien de bon. Mais pourquoi ? J’ai relevé de drôles d’annotations au dos, mais il faudrait vérifier aussi s’il n’y a pas un message à l’encre sympathique.
Vite ! Je dois envoyer un télégramme à Mario. Il doit mettre le tableau en sécurité. On ne sait jamais avec toutes ses femmes soupçonnées d’espionnage. Mais dans quelle époque vivons-nous ?
à suivre …