Découvrez le premier épisode d’un feuilleton extraordinaire. Nous avons en effet obtenu les droits de publication d’un écrivain d’une culture exceptionnelle : Romain Goldron. Ce pianiste de talent était admirablement placé pour évoquer avec tendresse, ironie, voire cruauté, ces coulisses de la création artistique. Ainsi, aurons-nous l’immense plaisir de vous présenter quelques-unes de ses nouvelles. Nous débuterons donc avec « L’Artiste » de la plume de cet écrivain que je trouve non seulement brillant, profond et très subtil mais qui saura vous émouvoir. Alain Barbier
Le samedi, Joseph se sentait plus heureux que d’habitude. Le samedi, la ville s’anime ; les maris accompagnent leurs femmes dans les grands magasins ; des couples flânent ; les enfants sont en liberté ; un peu de la joie du dimanche enfièvre déjà les rues. Les passants ont l’air moins pressés et montrent des visages moins tendus, et témoignent d’un esprit plus accessible à la fantaisie.
Septembre touchait à sa fin. Un ciel d’un bleu profond de vitrail s’étendait sur la ville. Il y voguait de grandes îles blanches que le vent poussait nonchalamment.
Assis sur un pliant bas, l’accordéon posé sur ses genoux, sa casquette, où tombait la monnaie, placée devant lui, entre les pointes de ses souliers, Joseph levait parfois la tête, les yeux attirés par ces flots d’azur. Sans cesser de jouer, il laissait son esprit s’échapper au-delà des vieux toits et se perdre dans l’immensité limpide au point d’oublier où il se trouvait et rester cinq minutes entières sans remercier du signe de tête coutumier la générosité des passants. La musique que ses doigts habiles et indépendants produisaient sans le secours de sa conscience, le vacarme des véhicules, la rumeur de la foule, la lumière de ce bleu incroyable qu’irradiait ce fleuve céleste parallèle à la rue, les nuages légers qui en étaient comme l’écume, tout cela se mariait dans sa tête en un tourbillon vertigineux dans lequel il se sentait emporté. Brusquement, sans transition, il revenait à lui, jetait un coup d’œil à sa casquette et, si les piécettes avaient atteint un niveau convenable, la vidait, s’épongeait le front puis recommençait avec ardeur une nouvelle valse.
Joseph ressentait une joie primitive à faire sonner son instrument et à répandre autour de lui des flots d’harmonie. Il aimait à se poster au bas d’une rue en pente, comme il l’était ce samedi-là. Il avait alors la sensation enivrante de la posséder, de la faire respirer, d’en être la pulsation. Il était le centre d’un théâtre en mouvement où acteurs et spectateurs mêlés montaient et descendaient sans arrêt du parterre à la quatrième galerie. Il en arrivait à croire que les gens ne passaient là que pour lui et que c’étaient ses accords qui les faisaient avancer ou reculer. Ceux qui négligeaient sa casquette finissaient par lui apparaître comme des resquilleurs, à tout le moins des indélicats. Joseph se prenait pour l’âme de la rue, pour la rue elle-même.
Un être à ce point persuadé de l’utilité et de la nécessité de son rôle social ne peut être qu’heureux. Joseph ne se plaignait pas de son sort. Depuis qu’il vivait sur notre vieille planète, c’est-à-dire depuis plus de trente ans, il n’avait pas trouvé encore l’occasion de se plaindre de son sort. C’est le fait des vocations irrésistibles : on ne pense à rien d’autre qu’à s’accomplir. Le destin avait fait de Joseph un musicien. Il avait l’accordéon et la rue dans le sang, depuis toujours.
Pas plus sot qu’un autre, d’ailleurs. Il aurait pu être cordonnier, comme l’était son père et, fils unique, reprendre la modeste boutique. Ç’avait été 1e vœu le plus cher du vieux. Il en parlait tous les jours mais invariablement ses raisons se heurtaient à la vocation de Joseph. Il en avait pleuré, un soir, le pauvre homme, incapable de comprendre un pareil entêtement. Est-il permis de gâcher sa vie de cette façon ?
— Quand je te vois là solide, bien fait, en santé, un gars pas plus mal que cent autres, disait-il, penser que tu passes la journée à ne rien faire qu’à jouer…
Il désignait ses outils.
— Tu n’as pas seulement essayé, ajoutait-il. Comment peux-tu savoir que le métier ne te dit rien ? Je ne suis pas riche, d’accord, mais est-ce qu’on n’a jamais eu faim ?
Joseph haussait les épaules et reprenait à la mesure exacte l’air interrompu un moment.
— Je ne dis pas de mal de l’accordéon, murmurait encore le vieux, à bout d’arguments, mais on ne vit pas de ça !
— Pourquoi pas ? On s’installe au coin d’une maison, l’argent vient tout seul.
— Bon Dieu ! gémissait le pauvre père, si ma brave vieille était encore là, qu’est-ce qu’elle dirait… Mais tu ne vois pas que c’est quasi de la mendicité ?
Joseph se fâchait, montait sur ses grands chevaux.
— Alors, d’après toi, les artistes ce sont des mendiants ? Caruso, c’est un mendiant ? Et…
Malheureusement, quand il avait cité Caruso, Joseph restait à court d’exemples. Mais qu’importait ! Le nom de Caruso ne manquait jamais d’impressionner le vieux.
— Pour Caruso, je ne dis pas…
— Alors ?
Joseph haussait les épaules d’un air supérieur.
— Il est bourgeois jusqu’aux oreilles. Il ne sait pas ce que c’est que la vocation…
Et il jouait, du matin au soir, presque sans arrêt. Le vieux en perdait le souffle.
— Tu es donc possédé ? lui disait-il. Où prends-tu tout ça ?
— Mais ce sont des trucs que tout le monde chante !
Le vieux n’avait jamais remarqué, jamais entendu.
— C’est que tu n’as pas l’oreille.
De l’oreille, Joseph en avait, on ne pouvait le nier. Il n’avait jamais eu de maître, il ne savait même pas lire les notes.
Le père mourut sans être parvenu à vaincre l’étrange et féroce passion de son fils. A la fin, de guerre lasse, il s’était presque résigné.
A suivre…