A nouveau, le deuxième épisode de la beauté d’Hélène a enthousiasmé des milliers de lecteurs et lectrices. Il y avait d’ailleurs de quoi, car nous avons choisi des illustrations que nos lecteurs ont trouvé sublimes pour illustrer cette fabuleuse nouvelle de Romain Goldron. Ce troisième épisode est le plus subtil. Un étrange malaise envahit notre pianiste. Hélène après deux mois de séparation lui avait préféré les clowns grotesques d’un cirque de passage et K, l’artiste chargé de peindre le portrait d’Hélène s’était enfui à l’autre bout du monde à l’annonce de l’arrivée du pianiste. Ironie ou cruauté antistatique ? Plongez avec bonheur dans cette histoire extraordinaire. La rédaction
Voici l’excitant 2e épisode pour celles ou ceux qui l’aurait manqué :
Six mois plus tard, nous nous retrouvions à Bâle.
J’avais de nombreux récitals à donner dans le nord de la Suisse, en Alsace, en Rhénanie et jusqu’en Hollande. Il avait été convenu que nous nous installerions chez nos amis et qu’Hélène y vivrait les deux mois que durerait mon activité de concertiste dans cette région.
K. tenait à bien connaître ses modèles avant de se mettre au travail. Il commençait généralement par des croquis. Il aimait aussi attendre tranquillement le moment où, se sentant prêt, il serait poussé à l’exécution. Je savais qu’il me serait difficile de me séparer d’Hélène, mais je comprenais parfaitement les exigences de K.
Celui-ci, au demeurant, n’avait pas encore donné son accord définitif. Il voulait entendre mes premiers récitals avant de se décider. Lubie d’artiste ! Nos amis n’y attachaient pas trop d’importance, sûrs de la décision finale.
Lubie d’artiste ? J’aurais dû me méfier davantage. Les lubies d’artiste ne sont généralement telles que pour leur entourage. Elles dissimulent presque toujours quelque secret problème.
Après mes deux premiers concerts, K. accepta, sans explication, de faire le portrait d’Hélène.
Je ne le revis pas et partis sans le moindre pressentiment funeste pour Amsterdam. Je le dis sans vanité, je récoltai beaucoup de succès au cours de ces deux mois. Ma séparation d’avec Hélène me pesait et mes exécutions bénéficiaient du désir lancinant que j’avais de la retrouver. J’étais impatient aussi de savoir comment K. allait aborder le portrait d’Hélène, quelle en serait la tonalité générale, laquelle de ses attitudes habituelles lui auraient paru la plus significative, s’il la ferait sourire ou préférerait une expression plus méditative.
Je revins à Bâle un dimanche au milieu de l’après-midi. Je sautai dans le premier taxi qui se présenta devant la sortie de la gare, me laissant aller, contre mes habitudes, à bousculer grossièrement quelques personnes qui étaient arrivées là avant moi.
Je trouvai la maison de mes amis presque déserte. Je savais qu’Hélène ne viendrait pas m’attendre à la gare. Je fus déçu d’apprendre qu’elle s’était laissée entraîner par toute la joyeuse bande des hôtes de nos amis, comme me l’expliqua la maîtresse de maison, à assister à une représentation d’un cirque fameux qui faisait courir tout Bâle, celui des quartiers populaires comme celui des salons des patriciens.
— Ils avaient besoin de s’encanailler un peu, fit le maître de céans en me prenant par le bras.
Et il me conduisit dans le fumoir où l’on avait eu la prévenance de me préparer un léger repas.
— Vous devez être mort de faim et de fatigue. Restaurez-vous, prenez des forces, une surprise vous attend…
Quelque chose dans sa voix sonnait comme un avertissement et je le fixai dans les yeux.
— Le portrait d’Hélène ?
Je me levai d’un bond, mais je compris au regard de mon interlocuteur que le moment n’était pas venu.
— Restaurez-vous d’abord. Chaque chose en son temps.
Il riait, mais une très légère inquiétude perçait dans ce rire légèrement forcé.
— Il est donc terminé ?
—Un chef-d’œuvre ! Je ne vous dis que ça ! Merveilleusement ressemblant ! s’exclama la maîtresse de maison. Son exclamation, constatais-je avec un certain soulagement, était parfaitement sincère, sans le moindre sous-entendu.
— Malheureusement, ajouta son mari, vous ne pourrez pas féliciter l’auteur du chef-d’œuvre. Il s’est enfui ce matin comme un voleur…
De nouveau, dans sa voix et dans le sens ambigu de sa dernière phrase, quelque chose m’alerta, comme s’il voulait me mettre en garde, me préparer à une déconvenue.
— Comme tu dis ça ! rétorqua la maîtresse de maison. Il a pris l’avion pour New York, afin d’arriver à temps au vernissage de la grande rétrospective qu’on lui consacre…
— … Et à laquelle, jusqu’à hier matin, il jurait qu’il n’assisterait pas !
— Ces artistes, que voulez-vous ! continua la maîtresse de maison en se tournant vers moi, vous verrez, avec l’âge, vous aurez vos lubies, c’est la carrière qui veut ça !
Après avoir bu deux ou trois alcools de plus que je ne l’eusse désiré (« Si, si, laissez-vous faire, vous avez absolument besoin d’un tonique, les chefs-d’œuvre, vous devez le savoir, exigent une grande résistance physique et morale»), le moment vint d’aller admirer le portrait.
Le désirais-je encore autant ?
Un étrange malaise m’envahissait. Hélène, après deux mois de séparation, m’avait préféré les clowns grotesques d’un cirque de passage, K. s’était enfui à l’autre bout du monde à l’annonce de mon arrivée, mon vieil ami multipliait de mystérieuses mises en garde, l’alcool, loin de me stimuler, m’assombrissait : le retour à Bâle était bien différent que celui que j’avais imaginé.
En pénétrant dans le salon, toutes mes craintes s’évanouirent d’abord d’un seul coup. Emergeant de la pénombre de l’après-midi déclinante, le portrait d’Hélène, grâce aux coloris magiques du peintre, éclatait comme une fleur mystérieuse.
— Quel bonhomme, ce K. ! m’exclamai-je, quel sacré métier ! Quelle patte !
— Mais vous ne voyez rien ainsi ! protesta la maîtresse de maison qui, ayant quelques ordres à donner à ses domestiques, ne nous avait pas suivi tout de suite.
Elle tourna le commutateur.
— Mais ce n’est pas Hélène ! m’écriai-je, outré.
— Comment, ce n’est pas Hélène ! Que voulez-vous dire ? s’écria la maîtresse de maison complètement ébahie. Tout le monde admire cette toile et crie au chef-d’œuvre…
— C’est en effet une toile superbe, j’en conviens. Mais ce n’est pas « mon » Hélène. C’est Hélène, et ce n’est pas Hélène. Comment vous expliquer ? Je ne la vois pas ainsi. Je ne l’ai jamais vue ainsi…
— Oh ! ces jeunes époux ! L’amour leur tourne la tête ! Aucun peintre n’est capable de reproduire le degré de perfection de l’objet aimé… Oh ! que je me réjouis de raconter cela à Hélène… Mon Dieu, que vous l’aimez !
La maîtresse de maison s’amusait de moi et riait franchement.
— Ce n’est pas exactement cela, dis-je. La beauté extérieure est parfaitement rendue…
Je frappai soudain du pied en m’écriant: «Mais l’expression est révoltante ! K. est un gredin, il s’est payé ma tête ! Il a eu raison de déguerpir… »
L’alcool m’empêchait de me dominer. J’éclatais, j’étais prêt à sangloter. La maîtresse de maison était atterrée. Mon vieil ami, me sembla-t-il, s’était attendu à cet éclat, mais se contenta de dire à sa femme :
— Notre jeune pianiste rentre d’une tournée harassante, il est à bout de nerfs, c’est parfaitement naturel… Fais-lui préparer son lit, qu’il se repose un peu avant le retour de la joyeuse bande…
La maîtresse de maison sortit. Son mari s’approcha de moi et m’obligea à m’asseoir.
A suivre, le 4ème épisode qui vous dévoilera la fin de cette mystérieuse histoire !