La duchesse,  épisode 2 

La duchesse entre dans l'Orient-Express

Voici le deuxième épisode de la Duchesse de Romain Goldron, cet écrivain – aussi pianiste – d’une culture exceptionnelle. Si vous avez raté le premier épisode, lisez  :

Ce deuxième épisode vous conte la suite de cette aventure exceptionnelle. Et à nouveau pour vous faire encore mieux entrer dans cette nouvelle, c’est nous, à la rédaction qui avons choisi quelques images. La rédaction 

Elle s’abandonnait si bien à ses rêves que vers 23 heures 40, quand le haut-parleur annonçait le Budapest-Vienne-Zurich- Bâle-Amsterdam, il lui arrivait de croire que c’était le train qu’elle attendait, et elle ne savait plus très bien si elle se trouvait à Budapest ou à Vienne, et si elle s’arrêterait à Bâle ou continuerait directement sur… 

Canal à Amsterdam

… Amsterdam ! 

Elle ne s’en retournait pas chez elle sans avoir assisté encore au passage du minuit dix, le plus captivant, le plus propre à vous fouetter l’imagination, le Stockholm-Copenhague – Hambourg – Bâle-Belgrade-Athènes-Istamboul 

Istambul oiseaux en premier plan
Bateau à Istambul

dans lequel il n’était pas exceptionnel d’apercevoir un turban, ou une fez, et d’étranges prunelles mobiles et brûlantes. 

L’Orient- Express, n’était-ce pas la porte de l’Asie fabuleuse? Il s’attardait en gare de Bâle quelques instants de plus que les autres trains internationaux, le temps de l’allonger de toute une rame de wagons en provenance de Londres et de Bruxelles.

C’est au passage de ce train-là qu’un soir, inopinément, l’aventure passa à portée de main — c’est le cas de le dire — de la Duchesse. On sentait vibrer dans l’air étouffant de l’été citadin, que la nuit rafraîchissait à peine, l’appel des plages et des forêts, l’invite insistante des pays lointains où l’on oublie le travail. Cette fièvre des vacances, cette excitation des grands départs, on ne les percevait nulle part mieux qu’à la gare. Les trains étaient bondés, les quais noirs de monde. Jusqu’à une heure avancée, l’animation restait aussi vive qu’en plein jour. Du matin au soir, la vaste halle enfumée résonnait de cris et d’appels joyeux. Depuis plusieurs jours, à chaque train, régnait la même affluence, à croire que la ville entière était soumise, comme certaines espèces d’oiseaux, à un impérieux besoin collectif de migra­tion. La Duchesse se montrait plus fidèle que jamais aux rendez-vous des express. Elle se gavait du bonheur des autres avec une sorte de fureur. 

Selon les toilettes des femmes, les costumes des hommes, les effets des enfants, elle supputait la durée et le nombre d’heures de leur voyage, et elle imaginait les lieux de leurs loisirs et le genre de leurs plaisirs d’après la nature des bagages. Un attirail de pêche la faisait rêver de rivières s’écoulant lentes et glauques sous des peupliers argentés, dans de vastes prairies étalées à l’infini sous des ciels riants et toujours bleus. Un piolet suscitait en elle des visions de glaciers et de rocs, et de ces edelweiss qu’elle n’aurait jamais l’occasion de cueillir, au bord de quelque abîme terrifiant. Un enfant brandissait-il un filet à crabe, une fillette serrait-elle contre son costume léger une barque toute neuve, ou une pelle, elle voyait la mer, des steamers, les plages immenses avec leur sable d’or, et les marées qu’elle se représentait mal et dont le mécanisme lui demeurait obscur. Parfois elle reconnaissait parmi les voyageurs des gens qui l’employaient ou qu’elle rencontrait dans les quartiers où elle allait travailler. Alors un brusque sentiment de tristesse l’envahissait. Ce n’était pas de l’envie à proprement parler. Elle ne jalousait pas le bonheur d’autrui et même elle y participait de tout son être. Mais pourquoi étaient-ce toujours les autres qui partaient ?

Elle retournait pour la centième fois dans sa cervelle fatiguée ce problème insoluble lorsque son attention fut attirée par une femme de taille imposante et à l’air impérial qui avançait accompagnée de deux porteurs ployant sous la charge d’énormes malles. La voyageuse elle-même était encombrée de multiples petits paquets luxueusement enveloppés qui s’entrechoquaient au bout de leurs ficelles. Des bagages aussi nombreux et de pareille dimension pour une femme apparemment toute seule, dame ! la Duchesse en restait bouche bée et en oublia ses ruminations. Que pouvaient bien contenir ces malles ? Des toilettes, des chapeaux, des bijoux certes ; mais encore ? C’était peut-être une actrice célèbre qui voyageait avec tous ses costumes ? Ou qui sait, une millionnaire sud-américaine, la femme d’un roi du cacao, du tabac ou du caoutchouc ? Comme un imposant voilier toutes voiles déployées, l’étrangère fendait sans égard la foule qu’elle semblait dominer de son port vraiment royal, suivie de près par les deux porteurs qui suaient à grosses gouttes pour ne pas perdre sa trace. Dans leur sillage, la Duchesse, comme hypnotisée par la majesté imposante de la voyageuse, luttait dur et ferme pour garder le contact avec cet étonnant trio. Quasiment collée au second porteur et fermant la marche, elle était considérée comme faisant partie du groupe et subissait sans même s’en apercevoir les injures, les quolibets et les coups de coude vengeurs de la foule indignée par le sans-gêne hautain et méprisant de celle qu’on croyait sa maîtresse. Mais l’étrangère continuait à fendre le flot humain sans se préoccuper des réactions qu’elle provoquait et gagnait d’un pas de plus en plus impatient l’avant du convoi. Comme si elle avait perdu confiance en ses porteurs, elle héla soudain un employé des chemins de fer à casquette galonnée. S’arrêtant le temps d’ouvrir son sac à main et d’en tirer lestement son carnet de voyage, elle le présenta au regard distrait de l’homme aux galons d’or, visiblement préoccupé par d’autres problèmes.

— A l’avant les wagons de luxe ! 

Wagons de luxe

Hâtons-nous, hâtons-nous !

Sautant sur le marchepied d’un wagon, il disparut tandis que l’étrangère repartait grand train, afin de rattraper les porteurs qui l’avaient maintenant devancée. A ce moment, gênée par ses colis, elle laissa glisser à terre, sans s’en apercevoir, son carnet de voyage. Il tomba presque aux pieds de la Duchesse qui naturellement avait lâché la poursuite des porteurs pour mieux suivre les mouvements de la voyageuse. La Duchesse se baissa aussitôt pour le ramasser…

à suivre 

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