Interview avec André Mermoud, le professeur au grand cœur
Nos lectrices et lecteurs apprécient vivement nos articles consacrés aux maladies des yeux que nous réalisons avec le professeur André Mermoud. Il est l’un des plus grands spécialistes au monde du glaucome. (cf. https://www.decouverte-mag.com/silencieux-et-sournois-le-glaucome/).
Au mois de mars écoulé et lors d’une mission humanitaire en Afrique, son équipe et lui ont accompli plus de 120 opérations du glaucome en une seule semaine. Il y a bien d’autres sujets qui intéressent notre lectorat, notamment à propos des yeux secs. C’est d’ailleurs l’un des motifs les plus fréquents de consultation en ophtalmologie. Comme toujours, c’est Yves Rebaud (YR) qui pose ses questions au professeur au grand cœur ( cf. https://www.decouverte-mag.com/?s=le+professeur+au+grand+coeur+)
La rédaction
YR : Professeur, commençons par les larmes. Chagrins d’amour, douleurs, émotions, etc. nous versons forcément des larmes. Certaines personnes penseront que le phénomène des yeux secs intervient, parce qu’elles n’auraient plus du tout de larmes. Le syndrome de l’œil sec a moultes paramètres. Notre organisme peut continuer à produire des larmes même après une période prolongée de pleurs intenses, n’est-ce pas ?
AM : Oui, lorsque nous pleurons beaucoup, voire énormément, notre corps produit simplement davantage de larmes que d’habitude. Ceci afin de répondre à la stimulation émotionnelle ou physique qui a déclenché nos pleurs. Une fois que la stimulation émotionnelle ou physique s’est dissipée, notre production de larmes revient à la normale et les glandes lacrymales continuent de produire des larmes en quantités suffisantes pour maintenir les yeux humides. On estime que notre organisme produit environ 1 litre de larmes par an.
YR : Mais la production de larmes dépend certainement de la constitution de l’individu, n’’est-ce pas ?
AM : Bien sûr. Mais si la production de larmes dépend en partie de la constitution de l’individu, elle est également influencée par des facteurs environnementaux, tels que l’âge, le sexe, les hormones et certaines conditions médicales. Notre corps produit des larmes en permanence pour maintenir les yeux humides et les protéger contre les irritants extérieurs. Les larmes sont produites par les glandes lacrymales situées dans les coins supérieurs de nos yeux. Les larmes ayant également une fonction de nettoyage et d’hydratation des yeux, la production de larmes peut donc augmenter en réponse à des facteurs environnementaux, tels que la sécheresse ou les irritants dans l’air. Remarquez que le syndrome de l’œil sec n’empêche pas de pleurer !
YR : C’est assez paradoxal au fond. Les femmes produisent-elles davantage de larmes que les hommes ?
AM : Oui, et cela en raison des différences hormonales qu’elles ont par rapport aux hommes. Les personnes atteintes de certaines affections médicales, telles que la conjonctivite ou le syndrome de Sjögren (NDLR : voir encadré à la fin) peuvent produire des larmes en quantité insuffisante ou de mauvaise qualité, ce qui peut entraîner des problèmes de sécheresse oculaire et d’inconfort. En outre, des facteurs, tels que l’alimentation, l’hydratation et les habitudes de vie peuvent également influencer la production de larmes. Par exemple, une alimentation riche en vitamines et en acides gras oméga-3 peut favoriser la production de larmes de bonne qualité.
YR : Donc chaque individu étant unique, la production de larmes varie en fonction de nombreux facteurs différents. Mais revenons au syndrome de l’œil sec ? Pourquoi ce syndrome ?
AM : Il survient lorsque l’œil n’est plus suffisamment humidifié et l’œil devient sec.
YR : Et comment l’œil est-il humidifié ?
AM : Les glandes lacrymales produisent continuellement des larmes. Elles sont tout à fait indispensables à une bonne vue, car elles nourrissent l’œil, le nettoient, le protègent et l’hydratent.
YR : Au fond de quoi sont composées les larmes ?
AM : Elles sont composées de lipides (huile), d’eau et de mucus. C’est le clignement des paupières qui en assume la répartition. Les larmes forment un film de plusieurs couches qui garde l’œil, et en particulier la cornée, humide et lisse. Elles agissent comme une fine barrière devant la cornée en la protégeant des agressions extérieures (poussière, bactéries), l’humidifient, la nourrissent… Bref, elles évitent ainsi l’œil de s’infecter et/ou de s’altérer.
YR : Si j’ai bien compris, c’est non seulement une question de quantité mais aussi de qualité des larmes ?
AM : C’est ça ! Le liquide lacrymal ne peut alors plus jouer son rôle et provoque l’un ou plusieurs des effets suivants : une évaporation du liquide trop rapide, une baisse de la production des larmes, une mauvaise répartition des larmes sur l’œil. Même si vous n’avez pas l’impression de manquer de larmes, une visite de contrôle régulière chez un ophtalmo est recommandable, voire indispensable pour diagnostiquer précocement une maladie de l’œil, évidemment plus fréquente lorsqu’on prend de l’âge. Il est recommandé de s’y rendre tous les 2 ans au moins après 60 ans.
YR : Il m’arrive d’avoir la sensation d’avoir les yeux secs lorsqu’ils sont surmenés par l’écran de mon ordinateur après de longues recherches sur la Toile pour rédiger des articles scientifiques. Aurais-je alors une sécheresse oculaire ?
AM : Pas forcément. Une telle sensation n’est pas automatiquement synonyme de sécheresse oculaire. Dans ce cas, votre sensation est purement subjective et non pas objective. Et votre sécrétion de larmes pourrait alors être tout à fait normale. Mais il est clair que si votre sensation perdure, il serait prudent de consulter un ophtalmo. Remarquez qu’il y a aussi d’autres causes. Par exemple une blépharite (inflammation/ infection chronique de la paupière qui touche les cils ou affecte la production de larmes) provoque souvent une augmentation de sécheresse, car l’équilibre entre la partie aqueuse et grasse des larmes change. La sécrétion grasse émise par les glandes de Meibomius, devient insuffisante et …
YR : Meibomius ! Oh, excusez-moi de vous avoir interrompu, professeur, Je n’ai jamais entendu ce nom bizarre.
AM : (rire) C’est vrai. Les glandes de Meibomius (DGM) sont nommées d’après Heinrich Meibom, un médecin allemand qui fut le premier à les décrire et les dessiner en 1666. On compte entre 30 à 35 glandes de Meibomius dans la paupière supérieure entre 25 à 30 dans celle inférieure. Ces glandes ont pour fonction de sécréter des corps gras sur la surface de l’œil. Ces corps gras empêchent les larmes de s’évaporer trop vite. Le dysfonctionnement des glandes de Meibomius est peut-être l’un des problèmes oculaires les plus fréquents dont vous ayez jamais entendu parler. Nous, nous le considérons comme représentant environ 30% des motifs de consultation. Le dysfonctionnement DGM consiste en une obstruction des canaux excréteurs et /ou des modifications qualitatives /quantitatives des sécrétions glandulaires induisant une altération du film lacrymal avec une augmentation de l’évaporation de la partie aqueuse des larmes. Il s’agit donc d’un syndrome des yeux secs par évaporation et non pas par manque de sécrétion des larmes.
YR : A part ce dysfonctionnement-là, quelles sont les causes de la sécheresse oculaire ?
AM : L’âge et les modifications hormonales liées à la ménopause chez la femme et à l’andropause chez l’homme sont sans nul doute les premiers facteurs de sécheresse oculaire. Vieillir signifie que l’on produit moins de larmes.
YR : Et pourquoi donc ?
AM : Parce que les glandes lacrymales ont tendance à s’atrophier avec l’âge. Mais il y a bien sûr nombre d’autres facteurs, surtout s’ils se cumulent. Par exemple l’usage prolongé d’un ordinateur et un tabagisme. D’une manière générale, l’utilisation prolongée d’écrans (ordinateur, Smartphone, etc.) peuvent aussi en être la cause.
YR : Nous n’avons pas le choix. Ne sommes-nous pas tous excessivement focalisés sur nos écrans que par le passé ?
AM : Oui, justement, l’explication est d’ailleurs simple comme bonjour. Lorsque l’on fixe un écran ou un smartphone, les yeux clignent beaucoup moins. Du coup, le film lacrymal devient insuffisant, d’où la sensation d’inconfort physique. La durée de l’exposition fait donc la différence, tout comme le port prolongé de lentilles de contact. On sait aussi depuis longtemps que la consommation de tabac et de cannabis peut sécher l’œil. Pollution et air climatisé sont des effets qui peuvent se cumuler. Certains médicaments (contre le rhume, les allergies et la douleur, diurétiques, antidépresseurs, neuroleptiques, somnifères, bêtabloquants, traitements hormonaux, et bien d’autres) peuvent également réduire les larmes, voire modifier quelque peu leur composition en cas de prise prolongée. L’excès ou le manque de certaines vitamines peuvent aussi en être la cause.
L’entretien avec votre ophtalmologue l’orientera sur les possibles causes de votre inconfort visuel. Mentionnez-lui vos autres problèmes de santé ainsi que les médicaments que vous prenez. Face à la détérioration de nos conditions de vie (pollution, climatisation, etc.) et de travail (stress, etc.) ,ces dernières années, les cas de sécheresse des yeux ont nettement augmenté. Aujourd’hui, près d’un tiers de la population adulte est concerné et les femmes sont plus touchées que les hommes.
YR : Donc une gêne ou un inconfort à l’ouverture des yeux le matin, une sensibilité à la lumière une impression d’avoir des saletés dans l’œil et une baisse de la vue ou une vue trouble, surtout à la lecture ou à l’écran, bref une sensation de fatigue des yeux, tout cela peut être des symptômes. Mais est-ce grave, professeur ?
AM : La maladie de l’œil sec est au fond rarement grave, mais je dirai qu’elle est plutôt très inconfortable. Il existe néanmoins des formes plus sévères qui peuvent détériorer la cornée et menacer la vue.
YR : Je suis conscient qu’il est impossible dans un simple article de décrire un ensemble des possibilités de traitement.
AM : Bien vu ! (rires communs). Il y aurait effectivement tant d’autres éléments à donner. Disons que nous prescrivons des larmes artificielles ou des gels lacrymaux et d’autres traitements appropriés au cas spécifiques. Il importera aussi alors de suivre nos conseils avisés.
à suivre
Le syndrome de Sjögren est une maladie auto-immune chronique dans laquelle le système immunitaire attaque les glandes productrices de liquide salivaire et lacrymal. Pour aller plus loin : https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2012/revue-medicale-suisse-337/syndrome-de-sjoegren-enfin-une-nouvelle-approche-de-traitement