Découverte-mag n°14

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Celle qui rougit  

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Hélas ! soupira le beau Champvaillant, il faut croire que l’homme loge en soi je ne sais quel démon ironique qui, le dirigeant hors du sens commun, prend, invisible et pernicieux conseiller, plaisir à lui faire rater sa destinée. 

C’est pour cela sans doute qu’aux approches de la quarantaine — heure des longs regards jetés sur le passé — je me trouve, sans savoir pourquoi, mener une existence absolument contraire à mes goûts, quand dès le berceau tout semblait réglé à souhait pour mon bonheur, grâce à une fée protectrice, et quand aujourd’hui je ne rêverais pas une autre vie que celle que j’eusse menée en suivant simplement le facile sentier bordé de haies fleuries qui se déroulait devant mes pas. 

Oui ! si au lieu d’user en plaisirs bientôt émoussés par l’habitude ma laborieuse inactivité, je ne suis pas ce que je devrais être, c’est-à-dire, ainsi que mon père et mon grand-père, un modeste gentilhomme à lièvres, chassant dur, buvant sec, et débarbouillé chaque matin, quand j’irais à cheval visiter mes labours, par la rosée restée aux branches ; et si, sans espoir désormais après tant d’expériences vaines, je m’obstine à tromper la faim de mon cœur en lui offrant comme amour véritable les fictives tendresses et les à peu près de passion dont ces demoiselles tiennent boutique, au lieu de partager mes jours entre une femme qui serait ma femme et des marmots braillards qui me ressemble raient, la faute en est au démon en question ou plutôt, ce qui d’ailleurs revient au même, à ma personnelle sottise. 

Je le devinais pourtant, le prix des joies que m’offrait la vie, et je m’étais bien décidé à en prendre ma part légitime le matin où, dans mon logis d’étudiant, assis sur une malle à moitié faite, je relisais pour la vingtième fois, avec quelle émotion ! ce petit billet reçu de la veille : 

« Mon cher neveu, est-ce que décidément tu comptes t’établir Parisien, ou si les belles dames de là-haut t’ont par hasard fait oublier le chemin de mon manoir de la Civadière ? Viens me le dire toi-même et le plus tôt que tu pourras, car à soixante et dix ans passés — t’en doutes-tu seulement, galopin ? — les grand’tantes commencent à se faire vieilles. 

» Ici, tout le monde te languit, bêtes et gens, entre autres le bon Pouf, qui aboyait si fort en t’accompagnant dans tes chasses, et la cousine Lauriane, que les nonnains de Sainte-Croix ont à la fin daigné nous rendre… » 

Pauvre grand’tante, elle savait bien, en m’écrivant sa missive, que la dernière ligne me déciderait. 

Lauriane ! Mais je l’avais toujours aimée; et, même au milieu de nos turbulences du Quartier Latin, il ne m’était jamais venu à l’idée que je pusse aimer quelqu’une autre que Lauriane. 

Mon roman était, d’ailleurs, d’une extrême simplicité. 

D’abord, l’enfance commune, les jeux partagés, les fraternelles querelles, et le sourire des parents, les allusions, les projets pendant que nous roulions dans l’herbe. 

Puis, la séparation : elle, au couvent, moi, au collège ; puis, encore, dans le long intervalle des vacances, Lauriane, vaguement entrevue, mais une autre Lauriane, grandie déjà, svelte comme un lis, et si blanche ! devant qui, écolier timide, je me sentais à la fois honteux et gêné. 

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Maintenant, tandis que le train à vapeur fuyait à travers trois provinces, inattentif pour la première fois au mouvant panorama de champs, de rivières et de villes, d’arbres, de ponts et de clochers, qui, d’un cours non interrompu, défilaient dans l’encadrement des portières, j’essayais de m’imaginer une Lauriane définitive, telle qu’elle allait m’apparaître avec ses yeux noirs, ses cheveux d’or, la grâce attendrie de son rire, et surtout, surtout ! sa liliale pâleur. Vous savez si, il y a vingt ans, les teints pâles furent à la mode ; et, tout amour se compliquant d’orgueil, il m’était doux que Lauriane possédât le genre de beauté cher aux héroïnes romantiques. 

Grand’tante attendait à la gare. 

— Lauriane, me dit-elle, voulait venir, mais Colette se fait vieille, elle aussi, et ne peut pas traîner plus de deux personnes. 

— Eh quoi, grand’tante, j’aurais aussi bien suivi à pied. 

— Non pas ! Non pas ! Rien ne fatigue comme de rester longtemps assis, et tu dois te sentir brisé par ces quinze heures de chemin de fer. 

Heureusement mon mince bagage se trouva occuper toute la place qu’on m’avait réservée ; et je pus, connaissant l’allure de Colette, prendre les devants pour trouver plus vite Lauriane, tandis que grand’tante, moitié heureuse, moitié fâchée, essayait en vain de me suivre, criant et fouettant, avec sa voiture à bourrique. 

à suivre  

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