La passagère de la cabine 116, chapitre 2 par Claude Chabaud

Vue sur Naples et le Mont Vésuve

Le petit-déjeuner dépassait son imagination. Quelle profusion ! Quelles richesses dans les mets proposés ! Céline regardait d’un œil ébahi tous ces touristes se jeter, littéralement, sur les plats salés et sucrés exposés à leurs yeux et à leurs palais. Les assiettes débordaient, écœurant la sage et économe jeune femme : jamais ils ne pourraient tout avaler ! Quel gaspillage !!!

Céline se refusait de faire partie de ce troupeau hétéroclite et vorace. Elle se contenterait, telle une véritable italienne, de cornetti, délicieuses brioches qu’elle choisirait garnies de crème. Elle se fondrait ensuite dans l’onctuosité d’un généreux cappuccino, sucré et crémeux à l’envi. Cette « colazione » allait lui permettre de se noyer dans la foule des croisiéristes qui la dissimulerait aux yeux de sa cousine.

Cette rencontre fortuite plongeait Céline dans l’expectative et le désarroi. Toutes deux n’avaient jamais été spécialement liées, se côtoyant de loin en loin lors de rares réunions familiales. Janine jouait alors dans la cour des grands, se gargarisant de ses réussites professionnelles.
Manager d’une boutique de cosmétiques réputés, elle ne vivait qu’au travers de son ascension et de l’augmentation régulière et conséquente de son chiffre d’affaires. Elle aspirait ainsi, grâce à sa prodigieuse progression, à se rapprocher du Dieu administrateur qu’elle vénérait, tel un gourou. Céline ressentait alors un tel sentiment de dévalorisation, petite employée modèle et servile d’un oncle tyrannique, qu’elle se taisait, se tassant sur sa chaise, espérant se rendre invisible durant ce calvaire familial.
Toutes ces pensées négatives la ramenèrent à Janine…si c’était bien elle…Coïncidence ? Confusion équivoque ?

Chassant de son esprit son complexe d’infériorité et sa cousine, Céline quitta sa table et la foule agglutinée au buffet, regagnant sa somptueuse cabine où la deuxième lettre l’attendait.
Résolument, ce matin, elle s’était vêtue d’une robe fluide de couleur orangée. Sa journée à Pompéi serait ensoleillée, l’entrainant certainement dans un dédale de ruelles inondées de soleil. La chaleur, en ce 8 juillet, serait de feu : une tenue légère et teintée d’optimisme lui avait semblé de rigueur. Et, comme le lui avait conseillé son mystérieux bienfaiteur « N » : « Profite de ta vie ». Pour la première fois depuis longtemps, aujourd’hui, elle allait être joyeuse et prendre du plaisir. Son optimisme grimpant lentement sur l’échelle de son humeur, c’est le cœur battant qu’elle décacheta l’enveloppe n°2.

Elle était de couleur rose, d’un rose intense, symbolisant sa féminité qui commençait à s’affirmer.

Chère Céline,

Te voilà au deuxième jour de ton voyage, et je constate avec plaisir que tu as revêtu un habit lumineux, symbole de force et de vitalité. Tu vas avoir une journée bien remplie : visiter Pompéi – car c’est bien ton choix d’excursion ? – va te demander énergie et endurance pour te lancer à sa découverte. Vont se dévoiler à tes yeux des merveilles remarquablement conservées au-delà des siècles. Ne t’offusque pas si ton regard est heurté par certaines fresques ou moulages : la vie sexuelle, à cette époque, n’avait aucune limite dans ce que nous considérerions aujourd’hui comme de l’impudeur, voire de la pornographie…Se donner du plaisir et en jouir était le point d’orgue des ripailles et l’aboutissement du désir. Je ne rentrerais pas dans les détails des pratiques, tu le découvriras par toi-même au cours de ta visite.
Les guerres puniques enfin terminées, Pompéi était restée fidèle à Rome, devenant par la suite le symbole d’une ville romaine développée et prospère. On disait d’elle qu’elle était la « Petite Rome », dont la vie était florissante, consacrée aux amusements, aux divertissements mais aussi à une certaine forme de dépravation. On peut dire qu’il y avait une hiérarchie dans l’art du sexe…Toujours le même déséquilibre entre dominants et dominés…

L’éruption du Vésuve, à laquelle aucun des habitants ne croyait, fut terrible par la densité et la force de ses explosions. Pline le Jeune l’a remarquablement narrée. Mais qui connaît encore ce sénateur consul et avocat, célèbre par ses extraordinaires correspondances. Seuls de grands latinistes, tels ceux inscrits au Cercle Latin de Paris par exemple, mettent en avant l’usage de cette langue que l’on qualifie de « morte » et ses grands auteurs

Le Vésuve, centre de tous les regards, de toutes les peurs, de tous les fantasmes…
Il explosa ses foudres dans un geyser de feu, faisant disparaître le ciel sous une enveloppe de grisaille et d’étincelles géantes. Des coulées de lave se déversèrent le long de ses flancs, brûlant tout sur leur passage : des bergers faisant paître leurs brebis, des voyageurs arpentant ses pentes à dos d’ânes…tous restèrent figés dans la lave. Et, enfin, le grondement atteignit Pompéi, surprenant de sa fureur les habitants interloqués. Ce fut l’affolement. Certains tentèrent de fuir vers la mer à la recherche de bateaux qui les emmèneraient au loin. Ce qu’ils découvrirent en atteignant le rivage fut un cauchemar : des trirèmes en feu, atteintes par les projections de braises, coulaient au large. Les quelques galères encore gaillardes et solides étaient prises d’assaut par les riches commerçants qui n’hésitaient pas à monnayer très cher leur salut.

Ma chère Céline, je ne vais pas refaire l’histoire de ce cataclysme. J’imagine sans peine que tu as vu l’illustre film « Les Derniers Jours de Pompéi », dont les acteurs sont sortis de nos mémoires. Sergio Leone, le fameux réalisateur des westerns spaghettis quelques années plus tard, y a tout de même imprégné sa patte…et nous étions alors en 1959…Le roman ayant inspiré le film date, lui de 1834, mais j’en avais déjà abordé sa genèse dans ma première missive. A mon avis, le style d’écriture a un peu vieilli. Je te conseillerais plutôt celle du roman « Pompéi » de Robert Harris publié en 2003. C’est une œuvre romanesque et journalistique à la fois. Je l’ai, moi-même, beaucoup apprécié grâce à son écriture limpide et sa documentation notable.

Chère enfant, 11heures vont bientôt sonner à la cloche du navire, vous rappelant au rassemblement dans la salle de spectacle pour le départ vers cette mythique cité antique.
Ouvre tes yeux, clos tes oreilles aux ragots des incultes, fais-toi ta propre idée et, tu verras que, chemin faisant, quelques liens te ramèneront à ta vie. Profite de ta journée Céline, et suis les rimes de ce proverbe amérindien :
Ecoute le vent :
il chante.
Ecoute le silence :
il parle.
Ecoute ton cœur :
il sait !

Amitiés.
N.

Céline enfila ses jolies spartiates dorées, seule folie qu’elle s’était autorisée : elles allaient si bien compléter sa voluptueuse robe orangée. Elle aurait ainsi l’impression de se fondre dans cette ancienne civilisation.

Une joyeuse cohue se pressait pour le débarquement et l’installation dans le bus. Elle s’y installa tout au fond, ne se mêlant pas à cette foule agitée et quelque peu hystérique. Elle remarqua alors que sa « cousine » avait pris place juste derrière le chauffeur. Droite et altière, elle intriguait de plus en plus Céline : comment ne s’étaient-elles pas encore croisées ? Un nouveau mystère à percer…

La demi-heure de trajet se fit sans encombre, le chauffeur connaissant les moindres aléas du trajet, les évitant avec dextérité.
Tout était organisé pour leur entrée dans ce site prestigieux, une file spéciale leur permettant d’éviter une trop longue attente, un flot de touristes se déversant dès La Porta Marina.
Un choix leur avait été donné dès le départ : un groupe, dont Janine, suivit le guide qui leur était attribué, Céline préférant se laisser mener par sa seule envie.
Elle traversa nonchalamment le Temple de Vénus, la Basilique, le Forum, se dirigeant ainsi jusqu’au Temple d’Apollon. Ce ne fut pour elle qu’une déambulation, son esprit était ailleurs. Elle marcha, d’un pas léger mais traînant, jusqu’à la Maison du Faune. Ce n’est que lorsqu’elle pénétra dans ce qui restait de La Maison Des Amours Dorés qu’elle ressentit un frisson d’extase : les décorations originales des pièces étaient sublimes, laissant penser qu’elle accédait aux anciennes chambres. La lave en avait permis une extraordinaire conservation : c’était à ne pas y croire, comme si un magicien leur avait redonné leur splendeur passée. Elle y flâna sans regret, ses pas l’emmenant d’une pièce à l’autre sans qu’elle s’en lasse. Son esprit vagabondait, imaginant la luxuriance de la vie menée dans cette maison. Inconsciemment, elle se mit à réfléchir à sa petite vie étriquée, sans joie, sans plaisir ni désir. Ici tout se prêtait au luxe et à l’amour : les fresques le traduisaient, pour le bonheur des yeux, mais aussi pour la tristesse de son cœur.
Céline se remémora le poème amérindien : son cœur savait toute la mélancolie qui l’envahissait. Elle décida alors, tout bêtement, qu’il était temps qu’elle redonne vie à son petit appartement triste et désespérant. Cette décision, toute simple, lui ramena le sourire. Elle put alors quitter cette Maison des Amours, la remerciant pour le bonheur et l’envie d’une renaissance qu’elle lui avait insufflée.

Le temps passait, et il y avait encore tant à visiter.
Céline décida de rebrousser chemin : elle ne pouvait pas quitter Pompéi sans aller « reluquer » les célèbres « Lupanars » (lieux de débauche et de prostitution) et leurs fresques érotiques. De nature plutôt prude, ce serait pour elle une expérience insolite. A la vue des reproductions des positions d’un extrême érotisme, elle crut défaillir, son regard chaste n’osant détailler l’exubérance et l’originalité des postures reproduites avec une fidélité saisissante. Dans le silence de cette nécropole vouée à la sensualité, on aurait presque pu entendre les cris et les gémissements de plaisir. A nouveau, le cœur de Céline s’emballa et des larmes silencieuses noyèrent ses yeux. « Je suis si seule, je n’attire aucun regard tant je suis insignifiante ! Qui voudrait de moi, toujours invisible ou cachées par mes informes vêtements ! » Elle prit alors une deuxième décision : à son retour de ce voyage inespéré, elle viderait ses tiroirs, délesterait sa penderie de ses haillons pour se reconstruire une vie colorée et pétillante. Sa fille en resterait bouche bée…

Les minutes défilaient sous un soleil de plomb. Sa petite bouteille d’eau l’empêcha de se déshydrater. Elle reprit le chemin vers le lieu de rendez-vous pour le retour, s’horrifiant au détour d’une allée à la vue des moulages en plâtre exposés et réalisés par les archéologues sur les corps des habitants surpris par l’éruption et noyés sous les coulées de lave alors qu’ils vaquaient à leurs tâches quotidiennes. Ce fut pour elle le pire moment de sa journée, tant elle lui inspira horreur et compassion. Elle pensa soudain que, si elle persistait dans son invisible et insignifiante vie, on la retrouverait un jour pétrifiée dans une mort dont personne ne pleurerait, comme dans certains romans policiers, lorsque le commissaire découvre des cadavres disparus sans que personne ne se soit préoccupé de la disparition.
Céline s’installa sur un banc proche, prit une grande respiration et ferma les yeux. Un silence bienveillant vint alors l’envelopper. Elle perçut un léger vent qui se mit à lui chanter une complainte, tandis que le silence lui murmura des mots d’amour : « prends soin de toi » entonnaient-ils en chœur.
Ce précieux moment qu’elle venait de s’accorder lui donna l’espoir d’une vie meilleure. Elle abandonnait les vestiges de sa vie passée au cœur de cette cité marquée par le malheur. Puissent-ils lui laisser espérer une vie lumineuse…
C’est sur cette pensée positive qu’elle réintégra sa place dans le bus, frôlant nonchalamment sa cousine sans que cette dernière ne cille à son passage.

Trente minutes plus tard, ce fut le même brouhaha qui l’accompagna tandis qu’elle montait à bord de son petit paquebot de charme et à taille humaine. Elle regagna avec soulagement sa cabine, épuisée par tant de marche, de bruits, mais aussi emplie d’un sentiment de plénitude.
La vie a cela de bien : elle nous accorde toujours un jour nouveau si on s’en donne la possibilité.
Céline se changea avant de rejoindre la cohue du restaurant. Un ensemble pantalon-boléro bleu, en résonnance avec la couleur de la lettre du jour, apporterait à son allure la limpidité du ciel, la légèreté de l’air, l’harmonie avec le bleu de la Méditerranée avant que la nuit vienne l’envelopper.
Elle ne s’attarda pas au buffet : elle n’était pas tenaillée par la faim, s’étant nourrie tout au long de cette journée de sentiments charitables et de ressentis bienveillants, consciente de cette nouveauté dans sa vie. Cela suffisait à son appétit.

Alors qu’elle regagnait sa cabine n°116, une question la taraudait : quelle serait la couleur de sa troisième lettre demain ? Que lui révèlerait-elle ?

Et c’est sur cette question restée sans réponse que ses yeux se fermèrent, lourds de fatigue et d’une sérénité retrouvée. Le vent de la nuit enveloppa l’atmosphère de sa cabine, l’accompagnant dans des rêves flous et tumultueux.
Dans son sommeil, pourtant, elle s’entendit murmurer, telle Scarlett O’hara sur sa terre de Tara : « Taratata…Demain sera un autre jour ».

Claude CHABAUD.

Vous appréciez les aventures de Céline imaginées par Claude Chabaud? Votez pour elle et laissez un commentaire en bas de page pour l’encourager!

Claude Chabaud

Infirmière à la retraite, Claude Chabaud a toujours été passionnée par la lecture “dès qu’elle a su lire” pour reprendre ses propos. Elle ajoute : “Une journée sans lire n’est pas une bonne journée pour moi.”
Elle a toujours écrit, à la maison ou pour ses amis . Un jour, une amie lui a présenté Nadia, animatrice d’un atelier d’écriture au sein d’une association de village : Au fil des mots.
Ce fut LA rencontre qui la fit s’engager dans l’écriture de nouvelles. Elle adore ce mode de narration qui l’emporte souvent vers l’inattendu. “L’écriture m’aide à poser des mots sur les moments difficiles de ma vie, mais aussi pour m’évader vers d’autres mondes ou d’autres univers”. Elle écrit comme elle choisit ses lectures, en fonction de son humeur du moment!
Claude avoue être casanière, mais emplie d’une vie sociale joyeuse et très amicale. Fille de la mer, elle est venue vivre en montagne par amour… Elle réside désormais dans un petit hameau au cœur du Parc des Écrins dans les Hautes Alpes.

Partagez cet article !
Total
0
Shares
Laisser un commentaire
Précédent
La passagère de la cabine 116, chapitre 2 par Marie Gimeno
Vue sur Naples

La passagère de la cabine 116, chapitre 2 par Marie Gimeno

Céline apprécie le café bien corsé, les viennoiseries et son habituel jus

Suivant
Que faire face à la peur ?
Une forêt la nuit, dans un léger brouillard suscite une peur irraisonnée attisée par toutes les histoires qu'on nous a racontées enfant.

Que faire face à la peur ?

La peur de la peur d’attraper le virus du Covid 19

Vous pourriez aimer aussi :