Le panier de bonheur 

André Mermoud dans un village africain, entouré d'enfants

L’article intitulé « Le miracle » du professeur au grand cœur a profondément touché nos lecteurs :

Ils en redemandent donc avec enthousiasme. Actuellement en Afrique pour quelques semaines encore, où il poursuit inlassablement ses missions humanitaires, le professeur, – à notre demande pressante –, a bien voulu partager un petit extrait poignant de son long chapitre intitulé “L’instant tragique”. Comment une tragédie peut-elle se mêler à un panier de bonheur ? C’est ce que vous allez découvrir… La rédaction  

Je vous ai raconté les merveilleux instants que l’on peut vivre lorsqu’on est un ophtalmologue. Mais en cette année de 2025, si je fais le compte de tous les patients que j’ai opérés, je dois bien avoir dépassé le nombre de trente milles patients (!). Or, d’après les statistiques médicales, on compte qu’il peut vous arriver une complication très importante sur mille patients. Au cours de ma carrière médicale je pense donc avoir dû affronter jusqu’à présent une trentaine de complications majeures. Je me souviens d’un bon nombre, parce que, – voyez-vous –, lorsque vous rencontrez une telle complication avec les yeux d’un patient, cela vous marque terriblement. Et pour toujours ! Je veux dire que c’est affreusement traumatisant pour vous, car c’est vous le premier qui pouvez estimer les conséquences dramatiques qu’aura cette bien malheureuse complication. Aussi le premier cas qu’il m’est arrivé et qui m’a marqué sérieusement à tout jamais, remonte à mes trente ans. C’est une intervention chirurgicale qui m’est arrivée lorsque je travaillais au Cap. Au bout d’une année et demie de pratique en Afrique du Sud environ, le professeur de médecine en charge me demanda d’opérer l’un de ses patients. Dans cet hôpital, on n’opérait généralement que des patients de couleur. Nous nous trouvions encore dans cet abominable système de ségrégation raciale.  

Mais lui, le grand patron, avait un homme blanc pour patient. On pourrait dire aujourd’hui que c’était une V.I.P., donc une personnalité de marque. Cet homme n’avait plus qu’un seul œil. Or, ce patient-là avait un glaucome très avancé. Mon grand patron me dit : « Il faut l’opérer d’urgence et comme c’est vous le meilleur chirurgien du glaucome chez nous, ici au Cap, je voudrais vous le confier ». Seulement voilà, j’avais mon patron numéro deux, si je puis dire. Il s’appelait John. Comme chef de service, c’était un as et sa spécialité était également le glaucome. C’était un leader expérimenté qui supervisait les chirurgiens avec une grande expertise, assurant la coordination et la gestion efficace du service, tout en veillant à la formation continue de son équipe. Puisque le grand patron me confiait son patient, c’était apparemment que j’avais en quelque sorte dépassé John. J’étais ravi d’accepter, car je me sentais vraiment honoré. Je commençais donc l’intervention alors que John opérait dans la salle d’à côté.  Au milieu de l’opération, alors que mon patient n’avait plus qu’un seul œil et que dans ce cas-là on n’a absolument pas droit à l’erreur, ne voilà-t-il pas que son œil se vide !  Parfois, à l’occasion de l’intervention, lorsque la pression de l’œil baisse trop vite, il y a un vaisseau qui peut sauter à une petite artère. Et là, on se trouve en présence d’une gravissime hémorragie qu’on appelle expulsive. Pourquoi ? Parce qu’il y a tout l’œil qui se vide au niveau de la choroïde, soit le fond de l’œil entre la sclère et la rétine. Il sort l’iris, le cristallin le corps vitré, la rétine et finalement la choroïde avec son sang. Or, lorsque cela se produit ainsi, c’est une véritable catastrophe, parce que l’œil est perdu. C’est l’une des complications extrêmement rares. Pourtant elle existe ! Et voilà que ça m’arrive… Alors là, le geste qu’on fait, c’est que dès que l’on remarque que ça a la velléité de pousser, (parce que l’on voit que les tissus internes veulent sortir par le petit trou que j’avais créé pour opérer le glaucome), j’ai très rapidement fermé avec deux sutures solides mon petit volet pour que ça reste dedans. Mais j’étais tout à fait conscient que l’œil de mon patient ne verrait plus jamais. Soudain, je fus pris d’une panique irrépressible. Je ne dirai pas incontrôlable, puisque je me rendis dans la salle où John opérait. « John », lui dis-je très, très angoissé. « Que faut-il faire ? » Je bafouillais presque en bredouillant encore une fois : « Que faut-il faire ? Le patient va perdre définitivement la vue de son seul œil  !!!  » Alors que j’étais encore tout paniqué comme je viens de vous l’avouer, John me dit tout calmement, « André, cela fait partie de notre travail… on doit accepter les échecs. On ne réussit pas tout le temps. C’est très, très rare, mais cela peut arriver.  Tu dois donc accepter cet échec. Tu as mis les points, c’est ce qui fallait faire.  Le patient ne verra probablement plus, mais c’est son destin. On ne peut pas aller contre ça ».  

Je vous laisse imaginer la nuit agitée que j’ai passée. Le lendemain matin, arriva la grande visite du grand professeur où il voit tous les patients.  Il s’arrêta devant mon patient blanc et s’adressant à tous mes confrères, il nous dit : « Ah voilà mon patient qui présentait un cas extrêmement difficile à traiter. D’ailleurs le docteur Mermoud qui l’a opéré va vous expliquer ». Dire que j’étais très, très mal à l’aise est un doux euphémisme. J’explique l’histoire. Je raconte ce qui est malheureusement arrivé. Et là, le grand patron se retourne vers tous les médecins et nous déclare : « Vous voyez, le docteur Mermoud a fait exactement ce qu’il fallait faire. On ne pouvait pas pratiquer autrement.  Malheureusement cet œil est perdu, mais il a au moins sauvé l’apparence de l’œil, parce que notre patient aura tous ses organes dans son œil et son œil aura l’air normal ». Le grand patron ne m’a pas du tout accusé. Hélas ! il y a encore passablement de professeurs de médecine ou de médecins qui auraient profité de l’occasion en or, pour rabaisser le collègue en disant : « Ah…, c’est que tu n’as pas fait ‘ça’ correctement, parce que tu as baissé trop vite la pression, parce que tu n’as pas contrôlé la pression artérielle, parce que l’anesthésiste n’a pas fait son boulot correctement ». C’est comme s’il fallait toujours critiquer lorsqu’il se passe un événement tout à fait extraordinaire contre lequel vous ne pouvez absolument rien faire.  Chercher une cause lorsqu’un problème s’est présenté et tout de suite en accuser l’auteur est-ce une attitude typique, courante et exclusivement pratiquée dans notre milieu médical ? Je ne le pense pas. Je dirai qu’elle est plutôt humaine… Toujours est- il au Cap, qu’aucun de mes confrères ne m’a critiqué d’aucune manière.  

C’était le destin. Bien au contraire, tous mes collègues m’ont soutenu pour que je puisse vivre cette épreuve très traumatisante, la vivre de de la meilleure façon possible et l’intégrer pleinement dans mes expériences professionnelles. Six mois plus tard, j’étais aux États-Unis et participais à un congrès d’ophtalmologie comme j’en ai depuis participé à des dizaines et des dizaines d’autres1. Je présentais mes travaux du Cap et là, surprise ! Le professeur du Cap participait lui aussi à ce Congrès mondial.  Il assista à la présentation de mes différents résultats et, à la fin de me faire ses adieux, il me confia d’une voix grave : «  Ah, by the way2, ton patient, mon patient, sais-tu qu’il voit de nouveau à cent pour cent ? On ne sait pas trop comment, on ne connaît pas le mystère, mais le sang s’est résorbé. Il a tout récupéré et aujourd’hui, grâce à son œil unique il vit bien, parce qu’autrement il serait totalement aveugle jusqu’à la fin de ses jours ». C’est finalement une belle histoire qui montre que l’on a connu des complications traumatisantes pour le médecin comme pour le patient, il peut aussi arriver des surprises positives et surprenantes. Cette histoire démontre que lorsque l’on est chirurgien, l’on n’a pas que des succès et que, ma foi, on doit aussi accepter les échecs. On doit évidemment soutenir les patients après un tel échec si traumatisant. Et finalement, vous comprendrez aisément pourquoi je n’ai pas fait figurer cette histoire dans mon chapitre intitulé «  L’instant magique ». 

Comme je l’ai laissé entendre, il faut que les patients puissent vivre dans les meilleures conditions possibles après cette si grande épreuve. Malheureusement, et je crois que c’est humain, il y a des médecins qui abandonnent complètement leur patient, tellement ils se sentent mal et malheureux. C’est justement là qui faut être assez fort et qu’il faut avoir le courage de passer outre. Il faut pouvoir avoir le courage de se dire, oui, ce fut un échec, oui, ce fut un malheureux concours de circonstances dans cette complication non escomptée, mais c’est surtout maintenant qu’il convient de dépenser de l’énergie pour soutenir son patient qui a toujours besoin d’aide dans ces circonstances. Lorsque nous autres chirurgiens arrivons à accepter cela, je crois que notre manière de penser change et que nous percevons le monde avec davantage d’ouverture d’esprit et de naturel. Autrement dit, ce type de complications nous fait mûrir.   

Voilà ce que je conclurai dans ce chapitre3 que je voulais vous présenter, même s’il n’est guère réjouissant pour les patients qui n’ont tout simplement pas eu de chance. En persévérant et en faisant confiance au chirurgien, on arrive quand même à un résultat donnant satisfaction.  

«  N’abandonne jamais !  » Telle a toujours été la devise que j’adopte depuis le jour où je suis devenu un chirurgien en ophtalmologie. Et vous verrez dans d’autres chapitres que cette devise m’a été bien utile dans d’autres circonstances de mon existence…  

Tenez, puisque nous sommes dans le partage, laissez-moi vous confier un autre de mes petits secrets. Pour surmonter les moments difficiles, j’ai mon “panier de bonheur”. Vous vous demandez sûrement ce que cela signifie. Eh bien, tout le monde cherche à être heureux, mais souvent, on ignore comment y parvenir. Il est crucial de se rappeler que le bonheur n’est pas lié au succès ou à la chance. Le véritable bonheur réside dans l’amour sous sa forme la plus pure. En réalité, le bonheur se compose de ces instants précieux où un cœur serein sourit à quelqu’un ou à quelque chose. Je revois, par exemple, Jalia, six ans, peu après son opération, toute radieuse. Pour la première fois de sa jeune vie, elle voit ! 

André Mermoud dans un village africain, entouré d'enfants

Il est vrai que ma vie d’ophtalmologue au service des patients malvoyants ou aveugle est pleine de moments de bonheur comme celui où je suis entouré d’enfants aux endroits – en Afrique – où j’entre en action.

Ou encore lorsque je contemple l’hôpital que je suis en train de construire au Bénin, à Cotonou sa capitale.  

Hôpital ophtalmologique de Cotonou au Bénin

Un panier plein de moments heureux ! Ben vous savez, je les collectionne depuis toujours… 

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